Les noyés du « Destin »
février 1794
Une des dernières noyades collectives organisée dans notre région pendant la terreur a été celle du 24 février 1794, au large de Bourgneuf et c’est à bord du chasse-marée « Le Destin », de Pierre Macé, originaire de Méan, que les 41 prisonniers, essentiellement des femmes et des enfants, ont été conduits à la hauteur de Pierre-Moine, entre Pornic et Noirmoutier, pour y être noyés.
A cette époque, en février 1794, les colonnes infernales ravagent la Vendée militaire. Le 14, après un combat avec les partisans de La Cathelinière, un détachement de la garde nationale de Nantes rafle 52 personnes réfugiées dans la forêt de Princé. Les prisonniers, essentiellement des femmes et des enfants, sont conduits à Bourgneuf, situé à une quinzaine de km.
Un ancien tonnelier de Nantes, membre de la Compagnie Marat, Foucault (ou Foucaud), dirige alors la place restée républicaine, tandis que l’adjudant-général Lefèvre, un ancien de l’armée du Rhin, commande une brigade de l’armée de l’Ouest affectée au district.
La municipalité, par délibération du 21 février, décide que : « Les cinquante femmes et enfants et deux hommes, arrêtés et amenés ici hier des Marais de Saint-Cyr, pays reconnu pour insurgé et dont la plupart des maris sont au brigandage » seront envoyés à Nantes pour y être jugés.
Les routes étant peu sûres, ils doivent être d’abord conduits au port du Collet puis mis à bord d’un bâtiment réquisitionné pour remonter la Loire jusqu’à la capitale régionale.
Les questions matérielles relèvent du commissaire des guerres aux armées Jean Charles Bouquet, originaire de la Marne, lieutenant de chasseurs en Belgique, qu’une haine tenace, a priori pour des questions d’argent, lie à l’adjudant-général Lefèvre.
Le bâtiment choisi pour le transfert des prisonniers est le chasse-marée « Le Destin » de Pierre Macé, un patriote de Méan, patron de cabotage, qui connaît bien la remontée de la Loire et la baie de Bourgneuf.
A l’arrivée du navire, des vivres, du lait, du riz, sont apportés pour la nourriture des détenus et plus particulièrement des enfants.
Des vents contraires empêchent d’appareiller 2 jours de suite, puis, le 23 au soir, Pierre Macé reçoit un ordre :
« Bourgneuf le 5 ventôse, l’an 2ème de la République une et indivisible. Il est ordonné à Pierre Macé, capitaine du bâtiment « Le Destin » de faire mettre à terre la nommée Jeanne Biclet femme de Jean Piraud [un officiel républicain NDLR] et le surplus sera conduit par lui à la hauteur de Pierre-Moine, là il les fera jeter à la mer, comme rebelles à la loi. Et après cette opération, il retournera à son poste ». Signé Lefèvre, adjudant-général.
Bouleversé, Pierre Macé arrive à convaincre, avec la complicité de 2 femmes de Bourgneuf, les 5 soldats de garde, quatre fusiliers et un caporal, qu’il connaît, de ne pas participer à un tel massacre. Peut-être réussissent-ils d’ailleurs à soustraire de l’embarquement dix personnes en plus de Jeanne Biclet, la femme du patriote, puisque le « Destin » ne partira qu’avec 41 prisonniers au lieu des 52 pris initialement (1).
Mais juste avant l’appareillage, l’escorte militaire est remplacée et Pierre Macé doit s’exécuter. Il part avec son chargement vers 19 h, officiellement pour Nantes. Mais le chasse-marée se dirige vers la pleine mer et arrive le lendemain 24 février à Pierre-Moine, au milieu de la baie. Les soldats jettent alors à la mer 41 personnes, soit 2 hommes, dont 1 vieillard aveugle, 12 femmes, 12 filles et 15 enfants dont 5 nourrissons. Certains, qui surnagent, sont assommés à coups de rames ou de perches.
A son retour, Pierre Macé semble avoir eu une crise de nerfs « il fut quatre heures au moins entre la vie et la mort et dès ce moment ses facultés intellectuelles semblèrent l’avoir abandonné » rapporte Joseph Rousse dans son « Drames et récits Bretons ».
Quelques semaines plus tard, il doit présenter les pièces justificatives de ses dépenses à Jean Charles Bouquet, le commissaire aux armées chargé de l’intendance. Il lui remet l’ordre écrit signé par Lefèvre et, rongé par le remords, se serait écrié « qu’il est un homme proscrit du ciel et de la terre, qu’il a commis un forfait épouvantable et que la vengeance divine s’appesantira un jour sur lui ».
Bouquet garde les documents pour sa vengeance -terrestre celle-là- qui intervient peu de temps après, suite à la chute de Robespierre fin juillet 1794.
Devant la municipalité de Bourgneuf, le 3 septembre, il fait une déposition pour dénoncer la noyade. Pierre Macé dépose également :
« A aussi comparu le citoyen Macé, capitaine du bâtiment le Destin, lequel a déclaré qu’il avait reçu l’ordre dont il s’agit, remis au citoyen Bouquet, et qu’en vertu de cet ordre, le 5 ventôse, il embarqua sur les sept heures du soir, avec leurs vivres jusqu’à Nantes, quarante et une personnes, parmi lesquelles se trouvaient deux hommes, dont un aveugle depuis six ans, âgé de soixante-dix-huit ans ; douze femmes de différents âges, douze filles de différents âges, et quinze enfants, dont dix depuis l’âge de six à dix ans et cinq à la mamelle, qu’il les embarqua étant en station à Bourgneuf, avec quatre fusiliers volontaires et un caporal, lesquels, le lendemain à six heures du soir, jetèrent les quarante et une personnes ci-dessus désignées, en vertu de l’ordre rapporté, en présence du dit Macé et de l’équipage, aussitôt qu’il fut à hauteur de Pierre-Moine, et a ledit signé.
Bouquet envoie le 1 er octobre à Antoine Merlin (de Thionville) copie des documents qu’il a réunis sur ce drame, avec le courrier suivant :
« Bouquet, Commissaire des Guerres, au représentant Merlin - Nantes le 10 vendémiaire, An III de la République une et indivisible. Lis et frémis d’horreur. Dis à la Convention Nationale que je viens dénoncer à tes collègues du Comité de Salut Public l’adjudant général Lefèvre, qui a eu la féroce inhumanité de noyer de sang-froid des femmes et des enfants à la mamelle, au mépris d’un arrêté des corps constitués ; je t’envoie copie des pièces dont les originaux sont entre mes mains ; ta haine connue pour ces infâmes généraux me persuade que tu ne négligeras rien pour arrêter de suite ce cannibale qui commande à Paimboeuf et qui revient des eaux de Bourbonne où il a obtenu de se faire guérir d’une épaule qu’il s’est foulée, non au service de la République, comme il l’a peut-être fait accroire, mais en faisant une chute au sortir d’un repas. Salut et fraternité : Bouquet ».
En cette période où quelques comptes se règlent, Merlin, un ex-jacobin montagnard, intervient à la Convention nationale lors de la séance du 13 octobre 1794 ainsi que le relate les Archives parlementaires :
« Citoyens, nous avions lieu d’espérer que les continuateurs de Néron n’avaient qu’une seule édition, cependant on vient encore de noyer dans le département de la Loire-Inférieure. (L’Assemblée frémit d’horreur). Voici les lettres qui viennent de m’arriver »
Il dépose les courriers qu’il a reçus de Bouquet.
L’Assemblée vote alors l’arrestation de Lefèvre et son renvoi devant le tribunal révolutionnaire de Paris. En outre, après un court débat elle décide que le décret d’arrestation sera étendu au capitaine Macé ainsi qu’aux fusiliers et au caporal qui ont exécuté « les ordres atroces de Lefèvre » selon l’expression du député Du Roy auteur de la proposition.
Pierre Macé est donc, après une probable incarcération mi-octobre, transféré à Paris à la Conciergerie pour y être jugé par la Tribunal révolutionnaire (mais on ignore ce que sont devenus les soldats).
Il y retrouve Carrier, les membres du Comité révolutionnaire de Nantes et d’autres inculpés, dont Foucaud, le dirigeant de Paimboeuf, membre de la Compagnie Marat qui, de témoin, est devenu inculpé et Lefèvre, l’adjudant-général du district, trente-trois en tout.
La vedette du procès est bien sûr Carrier mais les sentences sont rendues le 16 décembre 1794 pour l’ensemble des inculpés.
Dans le lot, Foucaud, Lefèvre et Macé font partie des trente et un individus déclarés coupables.
Extraits :
« XXIV – que Foucaud est auteur ou complice de ces manœuvres et intelligences contre la sûreté du peuple et la liberté des citoyens (2) en coopérant et assistant à plusieurs noyades et donnant des ordres aux militaires pour assister à une noyade faite à Paimboeuf.
[…]
« XXVII : qu’il est constant que Lefèvre a ordonné et fait exécuter une noyade d’hommes, de femmes et d’enfants, et a commis des actes arbitraires.
« XXVIII ; qu’il est constant que Macé a exécuté des ordres arbitraires, en faisant une noyade à Paimboeuf.
Mais le Tribunal, appelé également à se prononcer sur les intentions des accusés, les acquitte avec remise immédiate en liberté, considérant pour chacun « qu’il n’est pas convaincu d’avoir agi méchamment et avec intentions criminelles et contre-révolutionnaires ».
Ainsi vingt-huit inculpés, malgré leurs crimes bénéficient de cette clause instaurée par les décrets des 10 août et 5 octobre 1794. Seuls Carrier, Pinard et Grandmaison sont condamnés à mort, et ne bénéficient pas de cette excuse d’intention.
Deux accusés sont déclarés non coupables.
Sur les 41 victimes noyées, seuls 19 ont été identifiées. Une plaque commémorative a été apposée au port du Collet.
Lefèvre, alcoolique, deviendra commandant du fort de Joux, dans le Jura, aux portes de la Suisse. Jean Charles Bouquet partira pour l’armée d’Italie, échappera de peu à la prison pour vols et se mariera avec la nièce de l’archevêque de Bordeaux, mademoiselle de Cicé. On ignore le destin de Foucaud.
Pierre Macé lui, continuera à travailler pour le compte du commissaire aux guerres et naviguera jusqu’en 1809, un an avant sa mort.
(1) Une autre version, parue dans la revue « Le Vendée historique » du 05 11 1908 indique que ce sont les soldats présents sur le bateau qui épargnèrent huit femmes et enfants. Il est question également d’un nourrisson recueilli par un pêcheur. Je m’en tiens à la version présenté par Pierre Macé, celle qui sera retenue lors de son procès.
(2) c’est un renvoi à la déclaration préalable du jury indiquant : « qu’il est constant qu’il existe dans la Loire Inférieure et particulièrement à Nantes des manœuvres et intelligences contre la sûreté du peuple et la liberté des citoyens… »
Sources
dont :
- Les victimes du Destin, par Emile Boutin, (in Bulletin SHPR n ° 3 - 1983)
-Archives parlementaires
- AD 85 AN W 493-7
- Bériat Saint-Prix «La justice révolutionnaire» p 92 et suiv
- La Vendée historique -1908 11 05 (BNF)
- «La marine en bois du Brivet» Fernand Guériff