jeudi 16 octobre 2025

Vers la mise en cause de Jean Baptiste Carrier

 


Jean Baptiste Carrier


vers la mise en cause...



Les ennuis judiciaires de Jean Baptiste Carrier commencent peut-être le 16 janvier 1794 lorsque le Comité de sûreté générale lui adresse un courrier pour lui signaler que l’accusateur public du tribunal révolutionnaire n’a pas reçu les pièces concernant les « cent dix prisonniers » qu’il a envoyés à Paris. D’ailleurs, fait remarquer le Comité, 10 ou 12 sont déjà morts de maladie et tous ne sont peut-être pas aussi coupables. « Hâte toi donc citoyen collègue de faire parvenir à l’accusateur public les pièces à charge contre ces hommes dont la vengeance nationale et l’humanité sollicitent de concert le jugement le plus prompt » écrivent-ils

Sans réponse, le comité insiste le 21 janvier suivant : « Le glaive de la loi est suspendu, impatient, il attend les coupables, qu’il eût peut-être mieux valu faire punir sur les lieux pour donner l’exemple des effets plus utiles ».

Cent trente deux notables modérés emprisonnés à l’initiative du comité révolutionnaire de Nantes, avec l’aval de Carrier, étaient en effet partis pour le tribunal révolutionnaire de Paris le 27 novembre 1793. Après bien des péripéties, et quelques décès en route, ils attendent depuis leur arrivée, le 5 janvier 1794, de passer en jugement.
Si le tribunal révolutionnaire est volontiers expéditif, il lui faut au moins un dossier. Ce qui ne semble pas être le cas, d’où les demandes du Comité de sûreté générale.

Carrier, lui, est de retour dans la capitale mi février. Il intervient à la Convention dès le 21 (voir sa correspondance 3 eme partie) pour rendre compte d’un sujet plus important et qu’il prétend maîtriser : la guerre de Vendée.
S’il reste peu de brigands expose-t-il, 4 000 hommes environ pour Charette, 5 à 600 pour La Rochejaquelein et 20 000 sympathisants royalistes, il est nécessaire « qu’on les extermine tous dans la battue générale qui va s’effectuer ».
Il termine en indiquant que le général en chef Léchelle est mort de chagrin, presque dans ses bras.
La Convention décrète qu’il sera entendu au Comité de salut public.

Le soir même aux Jacobins, après avoir demandé à subir, avec succès, un scrutin épuratoire, il recommence son exposé. Le compte rendu diffère un peu avec celui de la Convention publié par le Moniteur. Il décrit à ses collègues les chouans, des voleurs, qui se retiraient « toutes les nuits dans le creux des montagnes où un immense rocher leur servait de rempart ». Il parle également du soin que « lui et Turreau » ont mis pour incendier les forêts, indique que 100 000 rebelles ont été tués, s’indigne des calomnies contre Ronsin, Rossignol, Santerre, traite Philippeaux de fou, de lâche et rend compte de la bravoure de Westermann.

Après avoir fait son rapport -secret- au Comité de salut public, Carrier, fort de sa nouvelle notoriété, intervient à plusieurs reprises auprès de ses amis Montagnards, avec un zèle parfois un peu excessif.
Ainsi, le 4 mars 1794 aux Cordeliers, il observe qu’absent depuis longtemps il est effrayé des nouveaux visages aperçus à la Montagne, et déclare : « On s’apitoie sur le sort de ceux que la justice nationale frappe du glaive de la loi […] Les monstres ! Ils voudraient briser les échafauds. […] L’insurrection, une sainte insurrection voilà ce que vous devez opposer aux scélérats ».
Ses amis lui conseillent peut-être de modérer ses propos. Aux Jacobins, le 6 mars, après s’être plaint de la division entre Jacobins et Cordeliers, il précise « on n’a point parlé de faire des insurrections, excepté dans le cas où y serait forcé par les circonstances. Si on a fait une motion contre la Convention, je donne ma tête ».
En effet, Robespierre et ses amis ne plaisantent pas avec les factions ou les tendances, l’unanimité révolutionnaire est de rigueur. Les hébertistes sont exécutés le 24 mars, les dantonistes le 5 avril.

Carrier passe, pour le moment, entre les gouttes -de sang- et poursuit ses travaux ordinaires de député du Cantal à la Convention.
Il y intervient à plusieurs reprises, parfois avec succès, appuie des demandes de confirmation de postes, de congés, de secours.
Il ne semble pas prendre position dans la violente querelle qui oppose Saint Flour à Aurillac à propos du partage de réquisitions de grains, en juin 1794 mais prend la défense d’un compatriote montagnard condamné pour malversations (affaire Boudier) et fait casser un jugement du tribunal du Cantal trop clément pour des contre révolutionnaires.

Les notables nantais attendent toujours leur jugement mais, sur place, les choses commencent à bouger.
Fouquet et Lamberty, deux des hommes de confiance de Carrier ont été arrêtés dès février par leurs concurrents du comité révolutionnaire. Privés du soutien de leur protecteur, ils sont exécutés le 16 avril 1794, au motif d’avoir soustrait des femmes nobles à la vengeance nationale.
Pire peut-être, Phelippes-Tronjolly, devenu accusateur du tribunal criminel de Nantes, malgré sa destitution de la présidence de ce même tribunal par Carrier, demande des comptes au comité révolutionnaire nantais et le conflit s’est envenimé, au point qu’à la mi-juin, les représentants Bô et Bourbotte qui ont succédé à Carrier, décident de l’arrestation des protagonistes.
Phelippes-Tronjolly est conduit à Paris, et rejoint les notables nantais en prison.
Une quinzaine de membres du comité révolutionnaire de Nantes, d’abord incarcérés sur place, sont emmenés également à Paris, le 23 juillet, pour y être jugés.

La chute des robespierristes le 27 et la libération de la parole, vont bien sûr provoquer un tournant majeur dans le cours de la révolution. Mais si l’exécution du « tyran » et de ses amis fait l’unanimité, y compris aux jacobins et dans les sociétés populaires, une ligne de fracture va bientôt apparaître entre ceux qui souhaitent maintenir la dictature révolutionnaire et ceux qui veulent en finir avec la terreur.

Ainsi, le 26 août Louis Marie Fréron, à la Convention prononce un long discours sur la liberté illimitée de la presse et présente une première analyse critique de la terreur et de la révolution.
Le même jour paraît un pamphlet appelé à connaître un grand succès et de nombreux plagiats ou imitateurs « La queue de Robespierre » qui remet en cause les « continuateurs du dernier tyran ».
Le 28 août, Jean Lambert Tallien porte à son tour l’offensive à la Convention, l’incitant à « mettre la justice à l’ordre du jour » tout en maintenant le gouvernement révolutionnaire.
Le lendemain, Laurent Lecointre accuse nommément Barère, Billaud-Varenne et Collot d'Herbois du Comité de salut public et Amar, David, Vadier, Voulland du Comité de sûreté générale d’avoir contribué au système de terreur imposé par Robespierre. Cette dénonciation provocatrice aboutit encore -mais pour peu de temps- à un rejet unanime de la Convention.

Le 30 août aux Jacobins, Carrier, après un débat houleux, somme ses trois collègues, Fréron, Tallien et Lecointre de venir s’expliquer sous peine d’être exclus des rangs de la société.
Il renouvelle ses attaques, avec d’autres, le 3 septembre.
Les trois hommes sont radiés dans la foulée, mais les Montagnards sont en passe de perdre la bataille idéologique. Le club des Jacobins n’est plus l’épicentre de la politique révolutionnaire.
Le procès des notables nantais, puis du comité révolutionnaire de Nantes et enfin celui de Carrier qui y sera rattaché, consacrera la victoire des thermidoriens, et la sortie, enfin, de la terreur.


Le procès des notables nantais, du 8 au 14 septembre 1794.
Les pièces du procès étant probablement arrivées, le tribunal révolutionnaire de Paris, seul habilité à juger les crimes « politiques » décide le 8 septembre d’entendre les 93 rescapés, et d’y adjoindre Phelippes-Tronjolly.

Plusieurs membres du comité révolutionnaire nantais, cités en qualité de témoins, dans l’attente de leur propre procès, se retrouvent vite accusés des pires exactions. On évoque des noyades, des fusillades, des malversations. Pour se défausser, ils mettent en cause Carrier.

Le représentant est alors auditionné.
Il indique d’abord qu’il a pris peu de part à la police des Nantes « je n’y étais présent que temporairement, tantôt à Rennes ensuite à l’armée de l’Ouest ». Il était principalement chargé de l’approvisionnement des troupes, alimentant pendant 6 mois 200 000 hommes, sans que cela coûte à la république, précise-t-il. Il a donc peu de renseignements à donner, ne connaît pas ou peu les accusés mais peut s’expliquer sur le compte de certains.
Il précise qu’il a voulu renouveler les autorités constituées à Nantes peu après son arrivée mais que la société populaire l’en a dissuadé parce qu’on ne pouvait trouver plus patriotes que ces fonctionnaires nommés, d’ailleurs, par ses collègues. Il est resté étranger aux nombreuses arrestations sauf un certain Arnault, de Saint Sébastien.
Lorsque le comité révolutionnaire de Nantes lui a proposé de conduire les accusés au tribunal révolutionnaire (de Paris), il leur même a demandé de bien distinguer les innocents et de vérifier les délits des autres. « Le comité était mon flambeau, ma boussole ». Contre l’avis de ce dernier, leurs femmes ont été autorisées à les suivre pour leur apporter les secours et argent dont ils pourraient avoir besoin. Ils ont bien sûr participé au fédéralisme mais il ne peut rien en dire de plus, sauf qu’il a prolongé, volontairement, leur longue détention, persuadé qu’il « reviendrait un temps où ils seraient jugés plus équitablement ».
Il ajoute même pour trois d’entre eux qu’ils « étaient regardés comme bons citoyens avant l’époque du fédéralisme et comme n’ayant jamais dévié des principes révolutionnaires ». Comme plusieurs autres accusés l’interpellent il leur donne également un témoignage favorable.
Pris à partie par Phelippes-Tronjolly il s’étonne de sa présence et indique qu’il l’a nommé président du tribunal révolutionnaire de Nantes malgré ses opinions fédéralistes, en considérant ses talents et la pénurie de candidats. Il l’a destitué parce qu’il le croyait atteint d’une maladie incapacitante et mortelle.
Il nie également avoir été présent à des délibérations concernant des tueries de masse et être à l’origine d’un arrêté interdisant aux parents des détenus d’intervenir.
Sur la compagnie Marat, c’est le comité, se défend-t-il, qui se plaignait d’être incapable de recevoir et suivre toutes les dénonciations. Il lui a donc adjoint des hommes probes.
Revenant aux notables nantais, Carrier témoigne qu’il a voulu plusieurs fois libérer des détenus mais  « toujours le comité s’y est opposé de toutes ses forces en me renouvelant l’assurance que tous les accusés étaient coupables ».
Aux questions de Phelippes-Tronjolly, il répond avoir connu « ni les noyades ni les fusillades..[….] et si j’eusse eu la moindre notion de ces horreurs, de ces actes de barbarie, ils n’eussent pas été mis à exécution ».

Le procès ne dure que quelques jours et, dans la nouvelle ambiance thermidorienne, se termine le 14 septembre par un acquittement général des 93 nantais et de Phelippes-Tronjolly. Mais, pour la première fois, devant une instance judiciaire, l’action de Carrier a été mise en cause et il a dû se justifier.

L’étau des accusations se referme peu à peu autour de lui. On parle, on publie, on commente, dans les rues, les couloirs, les assemblées et le député du Cantal devient la cible d’attaques de plus en plus vives.

Quinze jours plus tard, le 2 octobre, une première estocade l’atteint à la Convention nationale.
Un député (N…. dans le Moniteur, Lofficial selon Lallié) affirme que la guerre de Vendée n’a été rallumée que par les horreurs commises. Il dénonce les généraux républicains et Carrier qui a fait fusiller des habitants désarmés après une promesse d’amnistie.
Calomnies ! Rétorque Carrier qui assure préparer un mémoire sur sa conduite et ses arrêtés « pris avec plus de 20 de mes collègues » témoins de ses actions en Vendée.
Il assure avoir terminé la guerre, empêché la prise de Granville et d’Angers en les approvisionnant. Il a également pris un arrêté avec Bourbotte et Turreau pour interdire le jugement des enfants de 12 à 16 ans et ce n’est pas de sa faute si les brigands, 300 à son départ, sont maintenant plus de 30 000.
Merlin (de Thionville), visant indirectement Carrier, indique toutefois qu’une vingtaine de communes qu’il avait remises dans le droit chemin ont été égorgées ensuite.
N…. change alors de cible, dénonce Turreau et les colonnes infernales, qui ont tué et pillé sous les yeux des représentants Hentz et Francastel. Il précise que des officiers municipaux en écharpe, des communes entières ont été fusillés, des récoltes brûlées sur place par manque de transports réquisitionnés pour le butin.
Laignelot intervient à son tour pour dire qu’à cette époque, on répandait le bruit qu’on déporterait tous les habitants de la Vendée pour redistribuer leurs terres, réduisant même les patriotes au désespoir. A la tête de volontaires, il a combattu Charette qui n’avait plus alors que 700 femmes et 2 500 hommes, sans fusils, sans munitions, tandis que Carrier faisait confisquer avec brutalité tous les grains pour Nantes. Rentré à Paris en compagnie de Lequinio, il a donc prêché une politique de modération. Les braves gens sur place « qu’on assassinaient ainsi, qu’on brûlait, qu’on pillait, dont on violait les femmes disaient : ce n’est pas la Convention qui ordonne tout cela ». Hentz et Francastel à leur retour (début mai) lui avaient affirmé qu’il n’y avait plus de Vendée. Mais pourquoi alors 80 000 hommes de troupe y étaient encore stationnés ? Et la chouannerie, réputée vaincue, était toujours en « guerre très ardente ». Mais qu’on fasse partir 15 000 hommes, probes, vertueux et humains, la guerre de Vendée se terminera, conclut-il.
Interpellé, Carnot précise à la barre de la Convention qu’il était minoritaire au Comité de salut public, haï par Saint Just et Robespierre, lequel a défendu Huché, mis en accusation pour des atrocités et il l’a même renvoyé avec un grade supérieur. Partisan de la douceur, lui (Carnot) a donc fait marcher 10 000 hommes de l’armée du Nord, disciplinés, pour « terminer cette malheureuse guerre ». A l’heure actuelle, il y a 60 000 hommes en Vendée, 73 000 empêchent les anglais de débarquer et 18 000 composent l’armée des côtes de Cherbourg. C’est suffisant.
La Convention réclame l’arrestation de Turreau.

Le lendemain Hentz, mis en cause, vient s’expliquer à la Convention.
Il a été envoyé avec Garreau, (et Francastel le 18 février 1794) mais après les égorgements dénoncés par ses collègues, voir le général Turreau, Pour isoler les brigands, ils ont pris un arrêté d’éloignement de 80 km promettant des secours aux bons citoyens, donné des passeports aux prisonniers, et fait une tournée d’inspection en Vendée. Ils n’ont pas vu un seul homme égorgé, et ont demandé à Turreau de brûler uniquement ce qui était indispensable aux brigands. De toutes façons, ils n’avaient pas d’autres généraux sous la main.
Bentabole prend Hentz à partie, affirmant qu’il avait déshonoré l’armée en prenant un arrêté (rédigé en allemand) ordonnant de brûler une ville entière (probablement proche de la frontière lors d’une autre mission aux armées) parce qu’il y avait des aristocrates.
Le renvoi aux comités est décidé en fin de discussion.

Après ces mises en cause publiques, Carrier qui a terminé son mémoire, veut en obtenir la plus large diffusion possible. Le 7 octobre 1794 il demande au Comité de salut public d’autoriser l’imprimeur à aller au-delà des 820 exemplaires prescrits par la loi, car il lui en faudrait au moins 10 000 pour « détruire la calomnie partout où elle a pu se répandre ».
Le Comité renvoie la décision au « Comité des inspecteurs de la salle ». On ignore la suite.


La mise en accusation du Comité révolutionnaire de Nantes le 8 octobre 1794
Suite à l’acquittement des 94 nantais, 14 membres du comité révolutionnaire de Nantes, toujours incarcérés, sont mis officiellement en accusation « prévenus de concussion, d’actes arbitraires, de dilapidations, de vols, de brigandages, d’abus d’autorité et d’avoir prononcé des arrêts de mort... » et cette fois les pièces sont jointes aux accusations.

Ce n’est qu’un début. Au fil des audiences, ouvertes le 17 octobre, des témoins appelés de Nantes se trouvent à leur tour incriminés et les mises en accusation se succéderont jusqu’au 4 décembre, pour aboutir à 33 inculpations.
Si celle de Jean Baptiste Carrier devient rapidement inévitable, elle est soumise, s’agissant d’un député, à une procédure bien particulière, déterminée par la loi du 29 octobre 1794, votée pour la circonstance.
Les trois Comités, de salut public, de sûreté générale et de législation, examinent les pièces fournies contre le représentant du peuple accusé. S’ils l’estiment nécessaire, ils font une déclaration à la Convention puis saisissent une commission formée de 21 députés tirés au sort.
Cette commission au vu des pièces produites rend ensuite un rapport argumenté à la Convention pour estimer s’il y a lieu à accusation.
C’est alors à la Convention, en dernier ressort, qui se prononce, par appel nominal, sur le renvoi ou non du député vers le tribunal compétent.
Jean Baptiste Carrier bénéficie ainsi de solides garanties juridiques, ainsi que ses collègues, dans une période où les comptes commencent à se régler.

Par prudence, le Comité de sûreté générale a alerté les « barrières » de Paris pour interdire la fuite de Carrier et l’a mis sous surveillance policière dès le 29 octobre. On apprend ainsi qu’il vit seul chez lui, rue d’Argenteuil, et que sa maison a deux issues. Il a des visites, dont à plusieurs reprises des jeunes du camp des Sablons, une école d’officiers réservée aux fils de sans culottes.
Brièvement arrêté, puis relâché, il y a quelques interpellations à ce sujet à la Convention et on apprend que Carrier a menacé l’inspecteur qui le suivait.

Du 31 octobre au 9 novembre les trois comités remettent à la commission des 21, pour étude, les pièces qui s’accumulent, et sur lesquelles Carrier peut faire des observations.


L’avis de la « commission des 21 » rendu le 11 novembre 1794,
La commission, par la voix de Romme rend son rapport à la Convention.
Après un long rappel de la procédure suivie, il déroule son exposé associant à chaque fait une preuve, mais sans se prononcer sur leur validité, que seul un tribunal peut apprécier. Il s’agit uniquement de proposer ou non à la Convention, la mise en accusation du représentant.
On a ainsi une première liste des accusations officielles -82 !- contre le député du Cantal. Elles se recoupent parfois (voir article : les faits reprochés à Carrier et ses réponses). Les témoignages concernent ses arrêtés arbitraires contre les commerçants, ses accès de brutalité, son opposition aux autorités locales et surtout deux ordres d’exécutions sans jugement de brigands, ainsi qu’une sommation de ne pas obéir à son collègue Tréhouard et un courrier au général Haxo lui demandant d’exterminer tous les habitants et de tout dévaster en Vendée.
Lors de l’exposé de Romme, le Moniteur indique que « la lecture est fréquemment interrompue par des frémissements d’horreur et d’indignation ».
En conclusion la commission des 21 estime qu’il y a lieu à accusation.

Après un court débat, concernant l’opportunité de laisser Carrier s’exprimer de suite ou lors de la discussion, par souci d’exemplarité, il est décidé de lui donner la parole.
Il monte alors à la tribune et lit dans un profond silence son rapport sur la guerre de Vendée, qu’il a fait imprimer.

Ce plaidoyer d’une trentaine de pages publié en « brumaire » (mi octobre probablement et on ne sait en combien d’exemplaires) porte sur la mission du représentant en Vendée.
Carrier affirme en introduction être victime d’une vaste conjuration bien qu’il ait « puissamment concouru à terminer une guerre sanglante ». Ses ennemis sont des contre révolutionnaires. On lui reproche sans preuves d’avoir fait périr des brigands de tout âge, de tout sexe. On a inondé Paris et les départements de pamphlets abominables, recherché de manière inquisitoriale ses arrêtés, ses mesures. Il met en cause, sans le nommer, Phelippes-Tronjolly, le Comité de surveillance de Tours, et plus maladroitement, le tribunal révolutionnaire de Paris empli d’une « tourbe nombreuse » selon la liste habituelle : royalistes, fédéralistes, chouans etc. qui déposent contre la représentation nationale.
Il explique ensuite que, 60 000 brigands ayant passé la Loire, on lui avait confié la mission de vaincre Charette avec les généraux Haxo et Dutruy, et de reprendre Noirmoutier. Cet objectif a été rempli.
Sur la rive droite de la Loire, la plupart des brigands, poursuivis par Bourbotte et Turreau, ont été tués au Mans provoquant à l’époque les applaudissements de la Convention nationale.
Le reste des brigands s’est divisé en deux colonnes. Dans la première, 10 000 hommes voulurent passer la Loire à Ancenis, 3 000 furent tués dans la ville, 6 000 périrent noyés ou tués par les canonnières qu’il avait fait placer. Les rescapés, pris les armes à la main furent conduits à Nantes pour être jugés.
La seconde colonne, plus importante, se dirigea sur Châteaubriant puis Blain et enfin Savenay. Les troupes firent encore des prisonniers, mais le total n’atteint pas 3 000 comme on l’a prétendu.
D’ailleurs, où sont ses ordres pour les fusillades et les noyades de ces prisonniers ? Carrier défie « tous les brigands de la Vendée, tous les chouans réunis, d’en représenter un seul ».
Les exécutions des femmes enceintes, des enfants sont des ouï-dires, parce que tous les royalistes, fédéralistes, etc. ont juré sa perte. Et pourquoi n’a-t-on rien dit pendant un an ? Il fallait lui en parler, il était saisi de beaucoup de récriminations, librement, il était « au milieu du peuple et avec le peuple ». Il n’a pas vu la terreur à Nantes qui aurait pu empêcher quiconque de parler et quand il est parti personne ne s’est plaint pendant 6 mois. La seule chose qu’il a su c’est la mort de 8 à 900 brigands sous la mitraille parce qu’ils s’étaient révoltés en prison.
De plus une maladie contagieuse a enlevé la majeure partie des détenus, y compris les femmes et les enfants. Il a donc constitué une commission de santé et fait nettoyer Nantes avec des pompes. Le reste des détenus a été jugé par des tribunaux militaires, exceptant avec Turreau (le représentant) les enfants de 12 à 16 ans, les plus jeunes étant placés chez de bons citoyens.
Ce sont les brigands eux-mêmes qui se sont noyés, en essayant de passer la Loire mais il n’a jamais donné d’ordre à ce sujet.
S’il a délivré un passeport à Lamberty, ancien prisonnier des royalistes, c’était pour accomplir des missions secrètes, débusquer Charette. Il n’est donc pas responsable des abus éventuels. Il avait donné également l’ordre de transférer à Belle-île 132 prisonniers, à cause de l’insalubrité des prisons de Nantes, mais pas de les noyer. On a outrepassé sa volonté.
Un « scélérat soudoyé » a prétendu qu’il a fait périr des filles de mauvaises mœurs. C’est horrible. Où est son ordre ? Il les avait affectées dans un atelier de couture. On l’accuse même de noyades à Saumur alors qu’il n’y est pas resté !
Pendant 6 mois, il a approvisionné Nantes, et l’a si bien défendu que 15 jours avant son départ le peuple l’a fêté. Ce n’est qu’après qu’il soit parti qu’il y a eu crise des subsistances, et des attaques des brigands.
Il a autorisé le transfert des notables nantais vers Paris parce que la société populaire, le peuple « les tribunes », le demandaient. Les courtiers arrêtés ? Tous les nantais savent qu’ils ont introduit l’esprit d’agiotage et d’accaparement. Les acheteurs de denrée de première nécessité ? Ils ont également été arrêtés parce qu’ils achetaient tout ce qu’ils trouvaient pour le revendre uniquement aux riches négociants.
Quant aux cavaliers massacrés malgré leur reddition c’étaient des chefs de brigands pris les armes à la main. Les rebelles exécutés sans jugement sur son ordre à Phelippes-Tronjolly ? Ce n’est pas son écriture, ni celle de son secrétaire, mais il a pu signer de confiance.
Il rappelle fort à propos que les lois des 19 et 27 mars 1793 mettaient hors de la loi les brigands pris les armes à la main, ainsi que les aristocrates, et tous ceux qui arboraient un signe de rébellion quelconque. La Convention voulait alors exterminer tous les insurgés avant la fin octobre et quand il est arrivé, il y avait déjà longtemps qu’on ne faisait plus de prisonniers de part et d’autre.
En outre c’était il y a un an, au milieu des périls. Les frontières étaient envahies, l’intérieur dévoré par les guerres civiles et l’amnistie proposée par Levasseur avait été repoussée. On a oublié également les ravages des brigands. Il y en avait 150 000 quand il est arrivé, 300 quand il est parti. Il a fait la guerre avec le général Haxo et ils n’ont jamais inquiété une seule commune soumise. Il lui a simplement transmis les ordres que la Convention avait donnés.
Si c’est Phelippes-Tronjolly son dénonciateur, il doit dire que c’est un intrigant qui abandonné femme et enfants, un fédéraliste, un fourbe et un scélérat. A Nantes, il ne lui a jamais dénoncé le comité révolutionnaire et après son départ il lui a encore adressé des courriers.
Le tribunal révolutionnaire de Paris serait soudoyé par tous les brigands de la Vendée qu’il ne mettrait pas plus d’acharnement à le perdre. Les témoins sont toute « l’écume de l’aristocratie nantaise », des correspondants des brigands, des chouans. Le président Dobsent, le substitut et les jurés les manipulent et tous les jours 3 ou 400 contre révolutionnaires vomis de Nantes ou de la Vendée occupent la salle.
D’ailleurs, il faut « recontextualiser ». On a pris des mesures aussi extraordinaires à Paimboeuf, Laval, Château-Gontier, Angers, Saumur, et on a oublié les horreurs des brigands, à Machecoul d’abord : les maris enterrés vivants devants leurs femmes qu’on clouaient ensuite aux portes avec leurs enfants. Le curé constitutionnel a été châtré, supplicié, tandis qu’un prêtre célébrait la messe au milieu de ces horreurs. A Cholet, à Saumur les patriotes étaient torturés, les femmes se jetaient par les fenêtres avec leurs enfants dans les bras. Les prisonniers républicains étaient suppliciés, pendus par les pieds, brûlés vifs, on leur mettait des cartouches dans le nez, la bouche, on les faisait cuire dans des fours. Aujourd’hui encore on leur coupe le nez, les mains, les pieds avant de les enfermer dans des cachots.
On s’apitoie sur les brigands mais pas sur celui des héros de la liberté. Il ne faut donc pas s’étonner de représailles un peu violentes. A l’époque toutes les frontières étaient envahies, la trahison partout, Toulon vendu aux anglais, Marseille, Lyon, Bordeaux menaçaient, la Vendée était victorieuse, la Bretagne en ébullition, les anglais prêts à débarquer.
La position de Nantes entourée de brigands, privée de subsistances, désolée par la contagion, peu défendue, abritant des traîtres, excitait la vengeance. On ne peut pas juger ce qu’on a fait au milieu de l’orage. Les témoins eux-mêmes sont des royalistes, fédéralistes, etc. Alors pourquoi ne pas appeler Charette à la barre ?
Mais on ne peut juger un représentant de la Convention que sur ses arrêtés. Car si on condamne un seul représentant par une preuve orale, tous peuvent être condamnés. Son procès est donc celui de la représentation nationale. On commence même à entendre crier « A bas la république » !
Les guerres civiles, celles de Rome, ont été des malheurs, mais a-t-on calculé les plaies faites à l’humanité par les prêtres, les rois, par exemple lors de la Saint Barthélémy ?
Ce n’est pas la tête de Carrier que les contre révolutionnaires veulent mais celle d’un représentant du peuple. C’est donc le procès de la Convention, de l’armée, de la révolution, du peuple tout entier, de la liberté.
En conclusion, il a tout fait pour terminer la guerre de Vendée, au milieu des dangers, et a pris toutes les mesures nécessaires pour le salut de la République sans s‘arrêter aux détails.
D’ailleurs il a fait depuis longtemps le sacrifice de sa vie et offre jusqu’à la dernière goutte de son sang au peuple, à sa patrie.

Des voix demandent son arrestation. « Mon arrestation provisoire est superflue, les brigands n’ont jamais vu mes talons » rétorque Carrier. Quelques uns applaudissent.
Après discussion la procédure étant nouvelle, la Convention décrète que Carrier sera mis en état d’arrestation -provisoire- chez lui, sous la garde de 4 gendarmes.

On peut supposer, en juriste qu’il est, et conscient de jouer sa liberté sinon sa tête, qu’il profite de ce répit pour étudier soigneusement toutes les documents qu’on lui a déjà communiqués.
Le 18 novembre il adresse un courrier au président de la Convention se plaignant qu’il n’a pas encore reçu le rapport (du 11 novembre) alors qu’il doit répondre à toutes les pièces « dont la rage aristocratique a cherché à grossir le nombre » dans l’ordre où elles sont présentées. Sa défense plaide t-il sera longue et sa santé « déjà altérée » ne lui permet pas de profiter du repos de ses nuits. Il demande donc :
- un délai de 10 jours pour travailler à sa défense,
- un exemplaire du rapport (de Romme)
- qu’on lui adresse « dans le jour » les originaux ou copies certifiées des 2 courriers que lui a adressés Phelippes-Tronjolly.
La Convention n’accède qu’à ces deux dernières demandes, le délai lui étant refusé.

Le lendemain, 19 novembre, une longue adresse des citoyens de Nantes et de la société populaire, datée du 30 octobre, est lue à la Convention, qui en autorise l’impression et le renvoi à la commission des 21. C’est une attaque de plus contre le représentant, et qui vient de la ville où il a exercé, seul, les pleins pouvoirs donnés par la Convention.
Après un prologue emphatique ils dénoncent « l’infâme Carrier » qui a donné des ordres arbitraires à des hommes détestés, des monstres qui voulaient tout détruire et qui ont conservé, pour leur plaisir, « et ceux du tyran Carrier » deux femmes ci devant nobles. Ils citent intégralement les laisser-passer donnés à Fouquet et Lamberty, rappellent les arrêtés d’arrestation des courtiers, des acheteurs, les ordres de faire exécuter sans jugements des prisonniers, dont des femmes et des enfants. Ils lui reprochent ensuite d’avoir prolonger la guerre de Vendée, en menaçant les responsables locaux, en supprimant la société populaire Vincent la Montagne, où il ne se présentait que le sabre à la main, en encourageant le meurtre et le pillage, en dînant sur les bateaux après les noyades, en s’abandonnant à la débauche, aux orgies. Ils décrivent longuement le témoignage de Perrote Brevet, venue demander la libération de son frère emprisonné et soumise à un chantage sexuel.
Carrier a fait fusiller, disent-ils, des communes entières qui se rendaient et c’est lorsque les brigands se sont renforcés, par ces mesures affreuses, qu’il s’est retiré hors de Nantes pour cacher « ses orgies bruyantes » et il ose dans son mémoire dire « qu’il n’avait fait que passer à Nantes » !
L’adresse des citoyens est ensuite une longue diatribe qui vise d’abord Carrier puis les robespierristes : « Carrier ! On ne peut songer à ce monstre sans frémir encore d’indignation et d’horreur...[….] (mais qui) n’est que le lieutenant d’une faction […] qui voulait ensevelir la liberté sous des monceaux de cadavres, assassiner les vertus, insulter au génie en détruisant les monuments des arts, en avilissant ses plus belles productions, en voulant dégrader l’espèce humaine, outrager la nature... ».
Ils terminent en mettant la Convention en garde contre cette faction  qui cherche à « soustraire à un jugement ce criminel dont elle appréhende les révélations ».


La défense de Carrier avant sa mise en accusation, 21 au 23 novembre 1794
Le 21 novembre 1794 la Convention nationale, constituée en jury d’accusation, accorde de nouveau à Carrier la possibilité de s’exprimer devant elle.
Carrier monte à la barre et demande que les tribunes fassent le plus grand silence. Il dit tout d’abord qu’il n’a pas pu analyser toutes les pièces mais qu’il le fera au besoin.
Il réfute, ou essaye de réfuter, une par une les 82 accusations portées contre lui et lues par Romme le 11 novembre. (voir annexe « faits reprochés à Carrier et ses réponses).
Il reçoit parfois l’appui ou le témoignage favorable de certains de ses collègues : Bô, Bourbotte, Milhaud...

Sa défense va durer trois jours, avec de brèves interruptions pour qu’il puisse se reposer. Elle s’articule autour de 4 grandes lignes :
- les atrocités « illégales » sont le fait du Comité révolutionnaire de Nantes, pas du sien,
- les mesures extraordinaires qu’il a prises, couronnées de succès, ont été dictées ou approuvées par la Convention,
- il est victime d’un complot de contre révolutionnaires, royalistes, fédéralistes etc.
- et, donc, plus pernicieux, son procès est celui de la révolution, donc de la Convention.

Le 23 novembre, il conclut par une brève allocution puis prononce un second discours qui sera imprimé sur ordre de la Convention.
Dans son allocution il prétend avoir repoussé toutes les inculpations et avoir fait connaître la conduite de ceux qui, dans l’ombre, ont cherché à le perdre. Il s‘appuie sur le défaut d’authenticité des pièces. Si on admet les preuves par témoins on perdrait les patriotes puisque les aristocrates viendraient à tour de rôle pour les accuser. Mais il faudrait aussi écouter les militaires, ses collègues. A Nantes, laissé sans défense, on insultait le nom de Marat, Angers et Saumur avaient été pris par les brigands. Depuis son arrivée les brigands avaient toujours été vaincus, la guerre était terminée à son départ, elle menace maintenant la république. Il entend des voix barbares demander son sang, on l’insulte (murmures d’indignation). Il ne se plaint pas de la Convention mais quand un accusé parle on ne doit pas perdre une seule de ses paroles. Le lendemain de son arrivée, le 9 octobre, Hentz et Prieur lui demandèrent de se mettre à la tête de l’armée de l’Ouest pour finir la guerre de Vendée. Le 10 il est donc parti à l’armée sur ordre du Comité de salut public et n’est revenu qu’un mois après. Le comité de Nantes, à son insu, avait pris des mesures extraordinaires qu’on lui reproche maintenant. La preuve est faite que Phelippes-Tronjolly a mis en cause le comité, pas lui.
(Bô et Bourbotte interviennent pour confirmer qu’il n’a pas été mis en cause).
Nantes n’avait donc aucun reproche à me faire poursuit-il mais ces sont les pamphlets de Fréron, parce que (lui Carrier) avait demandé son expulsion des Jacobins avec Tallien, qui ont provoqué les persécutions. Il a vomi dans son journal infâme mille horreurs contre lui.
Cambon  crie : contre toute la Convention ! (il s’élance pour intervenir, on le retient dans le tumulte)
Carrier continue et déclare à la Convention, au peuple, à la postérité, que c’est Fréron la cause de sa persécution. Il n’est rien dans la république, mais un amant passionné de la liberté, un homme incorruptible, et ceux qui l’on connu connaissent la pureté de ses intentions, sa probité. Les contre révolutionnaires ont livré les armées aux brigands qui ont massacré 200 000 républicains.
(Bourdon l’interrompt: c’est Danton et Robespierre ! Cambon tente à nouveau et en vain de parler)
Il faut que les mères, les veuves, les orphelins, des 200 000 républicains morts sachent qu’ils ont été torturés par les brigands. Tallien missionné pour cette guerre, était à Tours, Santerre est arrivé après Vihiers où non pas 600 républicains comme annoncé à la Convention mais 30 000 avaient été massacrés.
(Menuau prétend que c’est faux, et demande la parole. interventions dans l’Assemblée)
Carrier en appelle au témoignage de l’armée pour Coron dont il a déjà parlé.. 
(Dubois-Crancé l’interrompt : « Carrier n’a plus rien à dire pour sa défense. Je demande l’appel nominal » mais Tallien intervient pour demander que Carrier puisse poursuivre.)
Carrier continue donc. Tallien et Fréron lui sont suspects, ils n’aiment pas la patrie. A Angers, à Saumur, à Laval, etc.. on a commis les mêmes horreurs qu’à Nantes, mais c’est plus facile d’attaquer (les représentants ?) un par un. Son procès est celui du fanatisme contre la philosophie. Il se compare aux anciens romains, à Catilina qui, pour se justifier, a seulement dit au Sénat « J’ai sauvé Rome et la République ». Il répète qu’il n’a qu’un capital de 10 000 livres.
Il demande un instant de repos, qui lui est accordé puis reprend.
On l’accuse à tort d’avoir prolongé la guerre de Vendée. Elle était terminée à son départ, qu’on demande à l’armée. Que la Convention juge également sur ses intentions, mais il n’a « participé à aucune mesure de détail, elles étaient incompatibles avec ma mission et mon caractère ». D’ailleurs les barbaries des brigands avaient nécessité des « mesures sévères ». Les massacres de Machecoul, de Saumur étaient récents : les femmes pendues par les pieds au dessus des brasiers, les hommes aux yeux crevés, aux oreilles coupées. L’air semblait retentir des chants de 20 000 martyrs dans leurs tortures. On ne pouvait agir raisonnablement ni arrêter le torrent de la révolution. On ne pouvait prévenir les excès commis à Lyon, Marseille, Toulon etc.. Lui, Carrier, a terminé une guerre terrible « dont les pieds de géant menaçait de fouler la France entière ». Il a tenu son serment de républicain, et si le salut du peuple l’exige il envisage la mort comme Socrate, Cicéron, Caton etc.... « Je n’ai vécu que pour ma patrie, je saurai mourir pour elle ».

A 18 h 15 Carrier reprend un second discours (qui sera imprimé sur ordre de la Convention) :
C’est une grande conjuration qu’on lui intente et il s’en remet à la Convention pour rendre une décision juste, éclairée, impartiale dans un moment mémorable. Il a repoussé les principales inculpations, isolées, atroces et invraisemblables. A l’exception de la lettre de son collègue Bô toutes les pièces sont des copies. Quelques déclarations n’en sont pas, mais rien n’atteste de leur authenticité. Elles peuvent être tronquées, contrefaites. Trois seraient de lui : l’ordre donné à Lamberty et deux arrêtés pour Phelippes-Tronjolly.
L’ordre donné à Lamberty était de lui servir d’espion en Vendée, mais il peut être tronqué, et il ne se souvient pas des 2 arrêtés destinés à Phelippes-Tronjolly. Où sont les preuves de leur authenticité, de sa signature ? Et on a pu le faire signer par surprise. Les témoignages sont dangereux pris dans un pays en contre révolution et il faudrait alors entendre tous les témoignages de l’armée, avec laquelle il a combattu, des braves défenseurs qui l’ont constamment suivi. Il demande qu’on entende Pocholle, Gillet etc.. (11 collègues). Les premiers représentants qui allèrent à Nantes furent méconnus, insultés. Ensuite Fouché et Villiers furent menacés, Fouché a été obligé de cacher son départ. Le fédéralisme se répandit à Nantes qui menaça de marcher sur Paris, on refusa de recevoir de nouveaux représentants. Gillet alla à Nantes au milieu des insultes, des menaces, des humiliations. Monet, un excellent républicain de Nantes fut obligé de fuir. Les brigands ayant pris et pillé Angers et Saumur marchèrent sur Nantes mal défendu. Canclaux menaça alors de faire sauter la place. La garnison, les artisans, les sans culottes se mobilisèrent. Mais il y avait déjà 4 000 repas et 4 000 drapeaux blancs préparés. Avant qu’il arrive, la pénurie la plus désolante était provoquée par l’agiotage, des accaparements immenses. Tous les prisonniers, tous les brigands, disaient que leurs chefs correspondaient avec des nantais qui espionnaient l’armée.
Durant son séjour, les brigands manquèrent de tout, provoquant une maladie pestilentielle qui les a décimés. A Dol, au Mans, à Savenay, ils ne tiraient que des moitiés ou des tiers de balles. Sur la rive gauche il avait réduit Charette aux abois avec 300 hommes mal armés et sans munitions. Ces faits sont connus. Pourquoi après son départ les brigands ont-il pu s’équiper de nouveau ?
Ce n’est pas le seul reproche qu’on peut faire aux Nantais. Il y a toujours eu des complots, des désinformations. Son collègue Gillet a dit lui-même que le comité révolutionnaire avait tout pouvoir et qu’on ne devait pas craindre de les outrepasser pour sauver la république. C’est peut-être pour cette raison que Goullin a écrit à ses collègues le 5 octobre de lui demander au besoin « des bras exécuteurs » notant plus bas : « songez au navire ».
Lui, il est arrivé le 8 octobre. Il s’est concerté le 9 avec six de ses collègues puis est parti à l’armée. Il est revenu à Nantes un mois après. La preuve que c’est le comité révolutionnaire de Nantes qui a pris à son insu les mesures extraordinaires est son ordre du 5 décembre de faire fusiller tous les prisonniers traduits au tribunal révolutionnaire. Tout en découle ensuite. D’ailleurs Phelippes-Tronjolly met uniquement en cause le comité révolutionnaire dans sa lettre du 4 avril puis du 25 mai et presque tous les nantais interrogés ne l’ont pas accusé au début du procès du comité.
Mais c’est maintenant que Phelippes-Tronjolly l’accuse « dans des moments [….] où la coalition des contre révolutionnaires vociférait, soudoyait, pour machiner ma perte ». Les preuves les plus convaincantes sont les nombreux arrêtés du comité révolutionnaire pour extraire les prisonniers, pour payer 3 gabarres à Lamberty, et d’autres à Affilé. Si c’est lui Carrier qui avait pris ces mesures ils n’auraient pas eu besoin de le faire. Qu’on se rappelle ce que Bô a écrit au président du tribunal révolutionnaire « si les accusés se permettaient quelqu’inculpation contre les représentants du peuple je te prie de me les communiquer car je puis y répondre avec la conviction le plus évidente ». Tout prouve que le comité avait le plan et les moyens de ces mesures extraordinaires avant son arrivée, qu’ils les ont exécutées ensuite à son insu, prenant exemple sans doute sur Saumur, Angers, Laval, et Château Gontier.
Son seul arrêté qu’on peut produire est celui en faveur des enfants.
On annonce le jugement de 4 000 brigands ? Mais il en a été amené 3 000 tout au plus à Nantes. Et puis on ne devient pas inhumain tout à coup. En Normandie en Bretagne, dans « les brandons de la guerre civile » il n’a fait que des prisonniers. De plus, il devait, contrairement aux tyrans de Rome, rendre des comptes à la Convention, au peuple. « M’accuser d’être un tyran, moi ! L’ami le plus sincère, le partisan le plus prononcé de l’égalité, de la liberté, le défenseur le plus ferme de la République ! ». Et pourquoi est-il le premier ? A Saumur, etc. ont a précipité des brigands dans l’eau, même en plein jour et des représentants y assistaient. On l’attaque isolément parce que c’est plus facile. Mais on ne faisait déjà plus de prisonniers depuis juillet 1793, on fusillait sur place. La Convention le savait, les lettres des généraux, des représentants, étaient applaudies, insérées au bulletin, même quand on a ordonné de faire exécuter 4 500 brigands prisonniers. Et on voudrait l’accuser pour deux décrets dont il ne voit pas les originaux ?
La Convention doit faire attention. Elle a mis hors de la loi tous les porteurs de signes de rébellion, les aristocrates, les ennemis du peuple. Elle a ordonné d’exterminer tous les brigands, elle a approuvé, elle a applaudi à la décision de les faire fusiller tous. « Faire le procès à ceux qui l’ont exécutée c’est faire le procès à elle-même puisqu’elle l’a décrétée ».
Et pourquoi ne pas le faire à l’armée? Après Le Mans, les défenseurs de la république ont tué les femmes et les prêtres dans les chariots qui suivaient les brigands. La Convention a applaudi. Il faudrait regarder ce qu’il s’est passé également en Lozère, au Cantal, en Haute Loire où 10 000 brigands de Charrier (Marc Antoine) ont été passés au fil de l’épée. Il faudrait examiner la conduite de tous les représentants en mission alors qu’au milieu des périls ils ont repoussé « les esclaves des despotes ». Ce sont les royalistes, les fanatiques de Nantes et de la Vendée qui hurlent contre lui. Nantes est une des communes les plus contre révolutionnaires. On voudrait le condamner pour des déclarations isolées, stipendiées, obscures, des présomptions féroces, des déclarations exagérées, mais il faudrait des preuves matérielles, des arrêtés écrits et signés de lui. Il faut donc considérer les circonstances et les intentions, en dehors de la passion.
Carrier évoque ensuite Catilina, Horace, Cicéron, le sénat romain. Il était investi de la mission de terminer la guerre de Vendée « la plus formidable que puissent offrir les annales du monde ». Les brigands ne faisaient pas la guerre, ils massacraient. Le Morbihan pouvait leur apporter un renfort de 60 000 hommes, les anglais et les émigrés, 30 000. Charette tenait une grande partie de la rive gauche de la Loire et Noirmoutier. Nantes, encerclé, renfermait une foule de contre révolutionnaires qui tramaient des complots. L’amnistie avait été refusée par la Convention. Il n’a pas eu d’intentions coupables. Il n’a dépensé que 32 000 livres en 10 mois et n’a que 10 000 livres de capital avec sa femme. « Je m’honore de vivre dans une étroite médiocrité ». Il a fait arrêter des anglais dont le neveu de Pitt, a alerté sur le danger de débarquements, renforcé les garnisons des ports. Grâce à ses dispositions, 8 bâtiments anglais ont été pris. Il n’a pas conspiré, toujours entouré par les défenseurs de la république, ses collègues. Aucune lettre de lui n’est suspecte. Ses intentions sont pures.
A-t-il éternisé la guerre de Vendée ?
Quand il est arrivé il y avait 150 000 brigands, avec artillerie, munitions, et déjà 130 000 républicains étaient morts dans d’épouvantables tourments. Seule l’armée de Mayence résistait. La guerre durait depuis 7 mois. Il arrive, on combine des manœuvres, on marche, et les victoires se succèdent. Plus de 10 000 prisonniers sont délivrés. Les brigands en déroute passent la Loire. Il fortifie la garnison d’Angers, lui fournit les munitions. Les brigands sont vaincus au Mans, il prépare leur tombeau à Savenay, « nous leur enlevons tout ». Sur la rive gauche « nous nous emparons de tous les postes […] nous enlevons Noirmoutier » avec le plan qu’il avait combiné avec Haxo. Après avoir enlevé un cancer de la république on voudrait dire qu’il cherche à éterniser la guerre ! Ce n’est pas de sa faute si les brigands ont maintenant de l’artillerie, des armes. Revenu de sa mission il n’y avait plus un seul chouan, toutes les routes étaient libres.
Voilà sa conduite. Il n’a pas participé aux mesures de détail, incompatibles avec ses missions et son caractère.
Les représailles ont été provoquées par les atrocités des brigands, à Machecoul, Cholet, Saumur. On croyait entendre les cris des patriotes torturés, des femmes, des enfants, cloués aux portes, aux arbres, aux poteaux, les soldats brûlés dans les fours, pendus par les pieds, avec des cartouches dans la bouche, le nez. On croyait entendre les cris de 200 000 martyrs de la liberté, les yeux crevés, les pieds, les mains coupés, jetés dans les cachots.
« Dites-moi ce que vous eussiez fait à ma place ? » Et a-t-on arrêté les représentants à Lyon, Marseille, Toulon ? Il a terminé une guerre civile. « J’ai sauvé Nantes et la République […] Je saurai mourir pour elle comme j’ai su vivre pour elle en la défendant ».

Il est décidé par la Convention de procéder à l’appel nominal. Carrier demande à y être présent affirmant « J’ai le calme de la bonne conscience, j’ai le courage d’un républicain. Marat fut présent à l’appel nominal ». Après une observation de Merlin (de Douai) la Convention décrète que Carrier sera reconduit à son domicile et que l’appel avec les motifs des représentants sera envoyé aux départements et aux armées.


L’appel nominal du 23 novembre 1974
Les 500 membres présents (sur 749) de la Convention doivent se prononcer sur la question : « Y a-t-il lieu à accusation contre le représentant du peuple Carrier ? » en motivant éventuellement leur réponse.
498 votent pour le décret d’accusation sans condition, deux avec conditions. Une cinquantaine de députés motivent leur vote, quelques uns par un discours circonstancié ou emphatique (Milhaud, Romme, Bernard (de Saintes), Cambon fils, d’autres en quelques phrases (Duhem, Lofficial, Bô...)

La plupart des motifs, sans surprise, reprennent les accusations les mieux étayées juridiquement :
- les pouvoirs exceptionnels donnés par courrier à Lamberty et à Le Batteux
- l’ordre de désobéir à Tréhouart, donc à la Convention nationale
- les 2 arrêtés d’exécution sans jugement, de brigands dont des enfants (13/14 ans) et des femmes

Plusieurs députés demandent toutefois que Carrier ne soit pas jugé avec les membres du comité révolutionnaire de Nantes, exigent la production des pièces originales, ou s’en remettent au tribunal pour juger les preuves.
Mais on retrouve, au fil des interventions, une opposition entre deux conceptions politiques bien différentes. Les uns mettent en garde sur de futures mises en accusations, demandent la punition des faux témoignages, alertent sur un possible complot contre révolutionnaire.

Quelques députés se distinguent même par des prises de position très « jacobines » :
Pour Couturier (de la Moselle), les noyades, fusillades, bateaux à soupapes, bref « le mode de destruction des ennemis et brigands contre la République ne peut être jugé criminel que par son intention bonne ou mauvaise ».
Duhem, lui, invite « la Convention nationale et le peuple français à surveiller et à détruire une faction fondée sur un infâme système de calomnies et de crimes, faction soudoyée par l’étranger », et accuse Tallien et Fréron d’en être les chefs.
Les autres exigent que les atrocités « qui ont fait détester le gouvernement républicain (Lequinio) » soient enfin jugées, et/ou accusent Carrier d’avoir contribué à la reprise de la guerre de Vendée.

Le décret est proclamé à 2 h et demie le matin du 24 novembre 1794. Carrier renvoyé devant le tribunal révolutionnaire présidé par Dobsent tandis que ses papiers sont mis sous séquestre

Lorsqu’on lui apprend son renvoi et son incarcération à la Conciergerie il essaye de se brûler la cervelle.
Calmé, il demande une cellule aéré, habitué à l’air des montagnes dit-il, pour préparer sa défense.


Faits reprochés à Carrier, avant sa mise en accusation

  Les faits reprochés à Carrier et ses réponses avant sa mise en accusation par la Convention Les faits reprochés sont les 82 accu...